Edgar Morin : enseigner la complexité

Edgar Morin
Le 8 décembre dernier se tenait à l’Unesco le  Congrès mondial pour la pensée complexeauquel participait la Chaire ESSEC de la Complexité.

 

 

Le discours inaugural de Edgar Morin présente sa thèse désormais classique de l’importance et de la possibilité d’enseigner la complexité. En voici quelques extraits choisis pour leur résonance avec nos travaux :

  • « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. »Ce principe de Pascal est resté longtemps méconnu car nous avons vécu sur la base des principes cartésiens qui consistent à diviser et à séparer pour connaître. Les principes de Descartes ont eu des conséquences utiles dans la spécialisation des connaissances, certes, mais ils ont empêché toute vue d’ensemble, toute vue globale, toute vue complexe. »
  • « Il est indispensable de former les esprits à contextualiser toute information et toute connaissance factuelle, à être capable d’intégrer un savoir dans le système où il se trouve et où il participe. Il est donc nécessaire d’enseigner les méthodes qui permettent de saisir les relations mutuelles et influences réciproques entre parties et tout dans un monde complexe. L’esprit qui veut connaître rencontre toujours des ambivalences et des contradictions. La vraie connaissance n’est pas celle qui les écarte – car elle serait réductrice et simplificatrice – , mais celle qui les affronte. Ce qu’il faut enseigner, c’est la capacité de penser que les antagonismes peuvent être complémentaires. »

Notre éducation cartésienne, si efficace pour nous faire comprendre le monde grâce aux sciences, nous a fait perdre cette capacité de raisonner en termes de finalités, comme d’émotions, mises à part par René Descartes dans son « Discours de la méthode« .

Nous disposons pourtant de ce raisonnement depuis notre plus tendre enfance !  Quelle question  un enfant qui découvre le monde pose-t-il à ses parents ? « Dis, papa, pourquoi … ? » Que répondons-nous ? « Parce que … » ?! Et l’enfant, souvent insatisfait par la réponse, de recommence « Mais pourquoi …? ». Jusqu’au moment où le parent épuise ses connaissances : « Parce que c’est comme ça !« .  Dans ces réponses,  le monde est présenté en termes cartésiens de causes / effets… : le mal est fait ! Pourtant l’enfant ne demandait pas « Pourquoi … ? » mais « Pour Quoi … ? », il recherche le sens du monde, pas ses causes ! La prochaine fois qu’un enfant vous demande « Dis, pour quoi … ?« , essayez de répondre « Pour que … » : vous verrez, ça change tout ! 😉

La langue française distingue très mal ces deux questions pourtant basées sur des paradigmes complètement différents. Nombre de personnes continuent à rechercher le sens des choses en posant la question « pourquoi ? », et s’étonnent de ne pas entendre de réponse satisfaisante… La confusion est amplifiée quand on parle de ‘grandes causes’ pour parler de buts ambitieux !

La langue anglaise distingue mieux « Why ? » de « What for ?« . Et la recherche de sens actuelle fait le succès de penseurs qui recherchent le sens des choses et des entreprises, tel Simon Sinek et son livre « Start with why ?«   (sic!).

Pourtant de nombreuses démarches existent déjà basées sur ce questionnement initial du sens, de l’objectif, des buts, des finalités, des attentes des utilisateurs et autres parties prenantes … avant de définir une solution : leur repérage et mise en synergie est la raison d’être de ce blog et du groupe LinkedIn Valeur(s) & Management.

Le raisonnement Valeur(s) tente une synthèse de ces méthodes, qui l’appliquent toutes plus ou moins explicitement, en reposant la question la plus simple qui mène au sens des choses : « à quoi ça sert ? ». En insistant sur le fait de mener ce raisonnement « AVEC les parties prenantes », seules garantes de leur perception, de leurs émotions, de la signification réelle des mots utilisés, avec la subjectivité et la complexité irréductible de chacun … Puis de rechercher  « que suffit-il ? » pour répondre à ces attentes, avec les parties prenantes qui connaissent les solutions …

Edgar Morin sera sans doute d’accord sur l’intérêt d’entraîner chacun à l’utilisation de ce raisonnement sur les buts et besoins réels, que nous avons tant de mal à exprimer, voire à connaitre. Prendre conscience de ses besoins réels est souvent le résultat de ce travail d’expression des besoins avec des spécialistes de ces méthodes.

Voir l’exemple déjà cité du Petit Prince de Saint Exupéry, qui demandait à l’aviateur une solution : « S’il vous plaît … dessine-moi un mouton ! » et l’aviateur, ne sachant dessiner un mouton, finit par lui dessiner une boîte, qui enchante le Petit Prince  puisqu’elle répond encore mieux à son besoin que le dessin de mouton : « C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! … Tiens, il s’est endormi ». 

Quelle amélioration dans la maîtrise de la complexité si chacun maîtrisait ce type de dialogue !!! Alors que -tous- nous demandons des solutions, que chacun sache prendre conscience et exprimer son vrai besoin, et dialoguer avec l’autre pour trouver avec lui une solution qui réponde aux besoins de tous ceux qui sont concernés !!!

Mais des années d’expérience m’ont montré à quel point il est difficile parfois aux gens d’exprimer leurs besoins. Les concepteurs et autres designers ont d’ailleurs compris cela et complètent -voire remplacent- la demande aux utilisateurs par l’observation des usages : c’est dans l’utilisation qu’on observe comment les gens répondent à des besoins dont ils n’ont parfois pas conscience, et en tous cas le plus souvent implicites !

Ainsi, l’Institut Renault de la Qualité qui il y a quelques années inventait les « hommes banquette arrière » dont le job consistait à … s’asseoir sur la banquette arrière de voitures pour voir ce que font les gens avec : que de découvertes pour les ingénieurs concepteurs de voitures, qui pensaient tout savoir … puisqu’ils ont eux-mêmes une voiture et en conçoivent depuis des dizaines d’années !

Pour aider dans cet exercice de dialogue itératif, la « modélisation système » proposée par Jean-Louis Le Moigne dans « la théorie du système général » a prouvé son efficience dans la construction AVEC les parties prenantes d’une représentation des relations entre entités qui définissent les buts des choses étudiées.

Après le succès de la Face Cachée puis de l’Atelier Praticien organisé en mai dernier par la Chaire de la complexité Edgar Morin de l’ESSEC, organisons des « ateliers du (bon) sens » ?

 

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