Profitons d’un article publié via le groupe LinkedIn V&M (plutôt de la pub déguisée … mais c’est bien amené 😉 pour rappeler une anecdote : un groupe de travail a travaillé il y a quelques années sur le coût de fabrication des chemises d’hommes.
Un questionnement est ressorti : il y a 2 couches de tissu sur les épaules, qui coûtent donc plus cher en tissu et en façon. Pourtant une couche suffirait, comme partout ailleurs (sauf les renforts aux boutons et manchettes) ? Mais dans le groupe de travail, qui rassemble pourtant des fabricants, designers et utilisateurs, personne ne sait vraiment pourquoi !? Par contre, il semble hors de question pour les vendeurs de vendre une chemise de costume avec seulement 1 couche : ce serait un ‘chemisier’ de femme ou une chemise ‘sport’ !
Pour retrouver la réponse à notre fameuse question « à quoi ça sert ? », il a fallu remonter loin dans l’histoire : les premiers travailleurs masculins à porter la ‘chemise’ (alors paraît-il vêtement féminin) étaient au XVe siècle (!!!) des ‘portefaix’. Leur travail consistait à porter des charges sur le dos. Même les randonneurs actuels savent que porter une charge à même le tissu cause un frottement qui devient vite douloureux. Les portefaix ont donc ajouté à l’époque sur leur épaule un chiffon : la charge fait bouger le chiffon, qui glisse sur le tissu de la chemise, et la peau est ainsi bien moins meurtrie ! Pas bête. Mais lorsque le portefaix pose la charge, le chiffon tombe avec… Il fait alors coudre le chiffon sur sa chemise, créant la fameuse 2e couche de tissu présente depuis sur toutes les chemises de travail masculin !
Maintenant qu’on sait Pour Quoi la 2e couche, et que l’utilité initiale n’existe évidemment plus (les charges sont bien moins lourdes et les chemises de travail d’hommes se portent sous une veste 🙂 il devrait être possible d’économiser en enlevant la 2e couche ? Impossible pour les vendeurs de chemises, pour lesquels ce serait iconoclaste ! Pourtant, combien d’hommes sont au courant qu’on leur ‘impose’ 2 couches de tissu sur les épaules, et son prêt à payer pour ?! L’utilité est devenue parfaitement irrationnelle …
Seul moyen de remettre en cause ce genre de ‘raison d’être’ : agir au même niveau, irrationnel ! Et en effet, un fashion designer a osé mettre en cause la 2e couche de tissu sur les chemises de costume : Jean-Paul Gautier, qui a révolutionné ce petit monde en proposant de faire porter aux hommes … un chemisier de femme 😉 avec 1 seule couche de tissu sur les épaules -mais pas pour faire des économies …
Autre découverte vestimentaire, non pas sur la chemise mais la veste de costume : à quoi servent les boutons de manchette ? Sur les chemises, pas de doute : à passer la main quand on s’habille et adapter la manche au poignet quand on la porte. Mais pour la veste ?! Pas besoin d’ouvrir les boutons pour enfiler sa veste, puisque elle reste large ensuite … Alors d’où viennent ces boutons, si importants pour le look que les costumiers sur mesure prennent bien soin de dire à leurs clients de laisser 1 ou 2 boutons de manchette ouverts, histoire de montrer que leur veste n’est pas du prêt-à-porter (sur lequel les faux boutons sont cousus, ce qui prouvent bien qu’ils ne servent à rien ?). Leur utilité est donc ‘uniquement’ esthétique ?
Qui donc a inventé ces boutons de manchette de veste ? La même recherche historique a été nécessaire : il fallut remonter à l’anecdote d’un maréchal d’Empire ! Passant en revue ses troupes de ‘grognards’ avant la bataille, qui à l’époque portaient l’uniforme le plus chatoyant possible pour à la fois montrer leur appartenance et leur bravoure dissuasive (« regardez-moi bien, j’ai même pas peur …« ). L’un des soldats, enrhumé, se moucha dans sa manchette devant le chef qui, agacé, se tourna vers le costumier pur lui demander de faire quelque chose pour que cela n’arrive plus. Le brave homme eut l’idée -jolie innovation !- d’y coudre des boutons ! Mais bien sûr sur le dessus de la manchette, pour écorcher le nez de l’enrhumé ! Cette ‘utilité’ apparaît comme la raison d’être des ’boutons de manchette » des vestes … Et depuis, l’utilité initiale ayant disparu, les boutons sont passés en-dessous, pour s’aligner avec ceux des chemises … « si non e vero, e bene trovato, no ? »
Voilà, messieurs, comment naît la mode 😉
Nous avons eu bien d’autres occasions d’utiliser ce ‘truc’ : pour remettre en cause une utilité ‘subjective irrationnelle’, il faut agir au même niveau ‘irrationnel’, en utilisant comme benchmarks les références légitimes aux yeux du designer lui-même ! Mais ces exemples (design de magasins de luxe, d’accessoires de voitures …) sont trop confidentiels pour en faire part ici 😉
L’intérêt de notre raisonnement Valeur(s) est qu’il permet de relier le rationnel objectif (les coûts, la conception de produits …) au subjectif – voire à l’irrationnel! ! Ce qui ne signifie pas qu’on puisse toujours éliminer le subjectif, mais le mettre à jour facilité grandement ! Et Dieu sait que l’irrationnel se glisse toujours dans les décisions apparemment les plus rationnelles ? Et que le management consiste bien plus à gérer des ‘valeurs’ humaines pour créer de la ‘valeur’ économique.