Dominique Steiler, dirige à Grenoble Ecole de Management la Chaire Mindfullness qu’il a créée en 2012. De son expérience multiple de pilote de chasse de l’Aéronavale, de spécialiste de la gestion du stress, de Docteur en Management et de chercheur à Princeton, il tire une proposition à contre-courant dans le monde de l’entreprise : Osons la paix économique !
Son livre, après une préface par Mathieu Ricard et un avant-propos de Patrick Viveret, emporte l’adhésion de nombreux penseurs … et patrons, comme Antoine Raymond, Président Directeur Général, ARaymond : « Il me semble que la paix peut être très difficile à atteindre sans intelligence collective, sans implication individuelle et collective, sans partage, sans coopération, et sans travail collaboratif. » […] » Pour qu’une entreprise puisse devenir prospère et florissante, il est nécessaire également qu’elle évolue dans un contexte pacifié, et qu’elle puisse établir un climat de confiance, de manière non opportuniste sur le long terme. «
Truffé de références académiques de tous domaines : philosophie, psychologie, management, économie, etc. cet ouvrage est d’une richesse impressionnante dans de nombreux domaines. Difficile de résumer : voici les passages qui m’ont le plus parlés. Et que de résonances avec les travaux de Valeur(s) & Management, qui nous permettent de proposer quelques compléments !
- Pour Mathieu Ricard, il s’agit « d’associer la voie de la bienveillance à celle de la raison« ,
- Pour l’auteur, il s’agit de compléter la vision Aristotélicienne du monde occidental , où l’on analyse les caractéristiques des objets pour expliquer, d’où l’individualisme, à celle Confucéenne extrême-orientale, où l’on examine les liens entre les choses pour accomplir, d’où l’importance des liens sociaux ; il s’agit de changer de paradigme, grâce à une vision cybernétique où le bien-être est un équilibre dynamique (comme la marche, ou mieux la danse !)
- plaidons pour combiner le raisonnement système (Le Moigne) au raisonnement cartésien (Descartes)
- La résolution de problème occidentale se fait par définition d’un but, puis d’étapes pour le résoudre comme planifié, dans une vision solution de court terme ; la vision chinoise définit les causes de l’écart et choisit une orientation qui sera affinée, dans une vision processus de long terme ; la psychologie positive propose au lieu de résoudre des problèmes (curatif), de rechercher le bien-être (préventif)
- Il s’agit d’œuvrer pour une économie au service de tous, toutes les parties prenantes, internes et externes, où l’entreprise est une organisation sociale dans laquelle les personnes travaillent les unes avec les autres au profit de la performance, où le profit n’est qu’un moyen au service de la société et la fin est le bien commun et l’épanouissement de l’ensemble des parties prenantes, internes et externes : clients, fournisseurs, concurrents et réseau social
- doutons que les concurrents soient réellement parties prenantes de l’entreprise, mais plutôt de ses clients, à intégrer à un niveau plus élevé de ‘chaîne de valeur’ ou de filière
- La performance ne devrait pas être un but en soi, mais la résultante de la mobilisation des acteurs vers leur bien-être
- « Si vis pacem, para …pacem ! » : la guerre économique est un point de vue nocif (après les fournisseurs « sous-traitants », même les achats se font collaboratifs) et selon Bernard Stiegler « le modèle consumériste est devenu toxique et destructif … emballé avec la financiarisation imposant sa logique de mondialisation«
- De nombreuses approches visent l’éducation à la paix : communication non-violente, nudges[1], journalisme de solution, servant leadership, entreprise libérée ou positive, psychologie positive, économie bouddhiste …
- nous avons recensé des dizaines de démarches Valeur(s)
- La paix serait un processus autant (plus?) qu’un état
- L’égalité est, selon la Déclaration des Droits de l’Homme « un droit à la différence qui ne provoque pas de différence dans les droits et les devoirs de chacun«
- Selon Plaute « l’homme est un loup pour l’homme« , mais la citation originale ajoute « … qu’il ne connaît pas« , ce qui en change considérablement le sens ; la violence est plus liée à un besoin de sécurité qu’à un amour de la domination ; l’inquiétude de l’inconnu peut être dépassée par un ‘premier pas’ de confiance qui conduit à la reconnaissance mutuelle et à combler le ‘besoin d’amour’
- Selon Hobbes, l’homme doit abandonner une part de sa liberté au profit d’un organe régulateur qui en retour a pour but de lui assurer la sécurité et permettre l’épanouissement
- La compétition n’est pas la seule source de performance : la coopération est une raison majeure de la réussite de l’humanité ; l’harmonie survient quand la rencontre produit quelque chose qui soit autre et plus que deux ; par exemple, acheteur et fournisseur sont les mieux placés pour créer davantage de valeur, puisque interdépendants avec des différences fécondes ; ma maison aura d’autant plus de valeur que celle du voisin est belle
- ajoutons que la création de valeur ‘mutuelle’ n’est possible que par l’échange, rendu possible par un écart de valeur perçue par les acteurs pour la solution échangée
- La spiritualité -recherche de sens, transcendance, communauté, valeurs humaines…- a sa place dans l’entreprise -sinon la religion-, comme le montrent la théorie des parties prenantes de Freeman[2], puis la théorie des parties engagées de Greenwood et celle des contrats sociaux intégrés, ainsi que des exemples « d’intelligence spirituelle » comme Mandela et Ghandi
- « L’argent est un mauvais maître » autant pour Confucius que Jésus-Christ, la question devient « le profit pour quoi? » ; beaucoup sont d’accord, la difficulté » est d’y arriver, de passer d’un apprentissage de niveau 1 (changement à l’intérieur du système, à partir du pourquoi) au niveau 2 (apprentissage en dehors du système, à partir du quoi et comment)
- ajoutons pour quoi = le but !
- Ne pas confondre le besoin et l’envie
- soulignons l’importance pour le marketing de distinguer besoin > envie > demande > offre
- Pour développer la sagesse qui mène à la paix, il faut la conscience des choses
- La paix économique s’établit à 3 niveaux, intégrés et qui se renforcent (feedback+ ou -) : individuel = mindfulness / relation entre personnes = performance partagée / collectif = orientation de l’entreprise
- disons ‘but’, si celui-ci est exprimé en termes de besoins, pas de solution
- Viser le fonctionnement optimal (préserver les ressources pour une performance élevée durable à long terme) plutôt que maximal (épuiser les ressources pour un profit à court terme)
- De nombreuses entreprises définissent des ‘valeurs’ difficiles à mettre en oeuvre ; le Values in Action Inventory permet une mesure des ‘forces de caractères’ qui concrétisent les ‘vertus’ ; les paramitas donnent plutôt une orientation qu’un but
- l’enseignement de la paix doit se faire dans les écoles mais aussi les entreprises, il commence par « la connaissance de la connaissance » (Edgar Morin) où la connaissance est relative (Le Moigne) et faillible et se poursuit par « walk the talk »
- soulignons que la connaissance n’est utile que si elle est mise en oeuvre
- Les écoles ont une responsabilité dans les valeurs promues, plutôt que « greed is good » être « au service de la société » et des étudiants pour « élever » des managers « ministers », « samouraï », chevaliers
- ces modèles nous paraissent trop ‘individualistes’ ?
- Les entreprises ne demandent pas de formation au ‘sens’ et au ‘responsable’
- notons que étudiants et ‘millenials’ le demandent !
- L’apprentissage -comme le management- doit être basé sur la confiance avant le contrôle, démarre par la prise de conscience pour susciter le désir, ne peut pas se limiter à transmettre des informations disponibles ‘en ligne’, mais passer par l’expérience, doit installer des règles conscientes et aller jusqu’à installer des automatismes ‘inconscients’, non évaluables à court terme
- ajoutons que si l’étudiant n’y arrive pas c’est le formateur qui a échoué ! Attention à l’évaluation par les étudiants, qui ne doit pas porter tant sur leur ‘satisfaction’ que sur l’aide et la motivation qu’ils ont reçus pour accéder et utiliser les informations, afin de devenir compétents dans l’action
- L’école doit offrir un environnement qui valorise la paix avec soi, les autres et les artefacts dans le cadre d’un processus de création de valeur, faisant progresser l’étudiant à travers les types logiques (Bateson) successifs : arc réflexe / répétition conditionnée / transfert à nouveaux contextes / changement de paradigme, pour lequel l’auteur propose la ‘pleine conscience’ pour dépasser les automatismes
- La contextualisation de la pleine conscience permet d’observer faits et émotions, positives ou non, sans jugement, comme des écarts, puis de les exprimer à l’autre dans un dialogue ‘non-violent’
- ajoutons la modélisation systémique et la discipline Interactifs
- Une fois définie la finalité, il s’agit de la ‘laisser en suspens’ pour se focaliser sur le geste ‘intuitif’, comme dans la marche ou la danse, ou l’appontement sur un porte-avion, dont la conscience n’est plus que témoin (état de ‘flow’)
- ajoutons le raisonnement système qui permet à l’ensemble des personnes concernées de concevoir les solutions dans et en-dehors du ‘cadre’ aux différents niveaux système/sous-système/composants, dans une approche ‘fractale’
- L’expression des émotions à l’autre se fait par un dialogue ‘non-violent’ dont la subjectivité devient ‘opportunité de confrontation’ entre signaux perçus et points de vues
- rappelons la discipline Interactifs et remarquons que la création de valeur(s) est mutuelle dans chaque échange entre deux personnes, par dissymétrie des besoins et coûts perçus, existant seulement par leurs écarts
- L’auteur distingue ‘maîtrise d’acte’ individuel qui parle technique, ‘maîtrise d’œuvre’ qui coordonne les acteurs en équipe au niveau tactique et ‘maîtrise d’ouvrage’ pour qui l’œuvre est réalisée et évoque la stratégie au niveau de l’entreprise
- Stanford lançait en 2016 un programme de formation des leaders du XXIe siècle à « répondre aux défis mondiaux que sont l’environnement, la santé, l’éducation, et les droits humains … pour créer un monde plus accueillant et plus paisible » ; des « homo reciprocans » ; comme écrit Khalil Gibran « tu dois davantage que de l’or à celui qui te sert. Donne-lui ton cœur ou sers-le »
- Une image enthousiasmante est proposée : des managers ‘cultivateurs’ pour une ‘entreprise florissante’ où le temps long est pris en compte, où l’on ne tire pas sur la fleur pour qu’elle pousse plus vite, on l’arrose et lui prépare un terreau, où la beauté de la fleur laisse advenir le fruit, où la fécondation croisée se fait entre plantes, aidée par des essaims de butineurs, pour des bouquets issus d’un patient ‘ikebana’ dont le but est de contribuer à l’épanouissement de toutes les parties prenantes …
- soulignons le parallèle avec la systémique des écosystèmes, mise en pratique en permaculture ; les start-uppers et hipsters sont-ils les hippies du XXIe siècle ?
- Aristote proposait, au lieu de la recherche d’un état de plaisir hédoniste, la voie d’un processus d’épanouissement eudémoniste, à travers des gestes quotidiens dans un groupe
- Passer d’une posture de propriétaire (c’est mon enfant) à celle de dépositaire et responsable (je suis le père de cet enfant)
- Plutôt que bien / mal, regarder le bien du bien (intérêt), le bien du mal (avantage), le mal du mal (limites), le mal du bien (inconvénient)
- S’intéresser à la personne d’abord (pleine conscience) –comme Kant-, au groupe puis à la structure
- Selon l’auteur, la culture judéo-chrétienne n’aurait pas valorisé la nécessité de prendre soin de soi-même avant de prendre soin des autres
- Pas d’accord : le premier commandement de Jésus-Christ est pourtant « Aime ton prochain comme toi-même ». Mais en effet, la ‘culture’ chrétienne peut se détacher de ce message, comme l’a fait l’Inquisition, ou le font les fondamentalistes de l’Islam, ou certains Bouddhistes devenus hyper-nationalistes
- Bien des gens sont de bonne intention et font des efforts réels, mais sont confrontés au jugement et à la complexité : travailler avec chaque individu et en groupe ; rendre systématique sans instrumentaliser de méthode … Pour Edgar Morin, il faut accepter les paradoxes. L’auteur veut être militant de « l’entre », pour faire ensemble
- soulignons le malaise porté par le mot « entre-preneur », où il s’agit de ‘prendre’ entre ? Je préfère « entre-créateur » ou « entre-metteur »
- Pour conclure, l’auteur cite le barbier dans le Dictateur de Charlie Chaplin « je suis désolé mais je ne veux pas être empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible : juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider si nous le pouvions, les être humains sont ainsi faits »
Dominique Steiler nous propose de contribuer aux réflexions de la Chaire Mindfulness : osons la synergie, vers une économie et des entreprises florissantes !
[1] prônés par Richard Thaler devenu depuis Prix Nobel d’Economie 2017
[2] Freeman, libertarien comme Richard Thaler, fait plus confiance à la communauté qu’à l’Etat